Le danger du titre de « chef
de l’État » pour la séparation des pouvoirs en République démocratique du
Congo
0.
Introduction
Le
premier alinéa de l’article 69 de la Constitution de la République démocratique
du Congo définit le Président de la République comme « le Chef de l’État ».
Cette définition est périlleuse pour le principe de la séparation des pouvoirs,
car elle place le Président de la
République non pas dans l’État congolais, mais au dessus de
lui et, donc, au-dessus de toutes les institutions républicaines. On en
retrouve les conséquences juridiques dans les prérogatives présidentielles,
notamment la représentation de la nation congolaise toute entière, la garantie
de la Constitution,
la dissolution du Parlement, la nomination et la révocation des magistrats. À
cela on peut ajouter des dénominations journalistiques et celles héritées du défunt
parti unique, le Mouvement Populaire de la Révolution, telles
que : « le Père de la
Nation », « le numéro un » ou « la
première personnalité de la RDC ».
Ces prérogatives et ces dénominations peuvent avoir une grande influence dans
l’imaginaire populaire et dans la conduite du Président de la République qui se
croirait n’avoir que des droits et quasiment pas de devoirs, sauf celui
d’accepter ce que la population lui doit en tant que garant de la Nation congolaise. Aussi, la
démocratie à laquelle les Congolais cherchent à tendre ne peut-elle que se
retrouver en péril, ainsi que son principe sacro-saint de la séparation des
pouvoirs. C’est pourquoi, il nous a paru nécessaire de mettre par écrit ces
réflexions, comme notre contribution à l’avènement au Congo, notre pays, d’un
État de droit fondé essentiellement sur ce principe constitutionnel ou mieux
méta-constitutionnel et que le peuple congolais veut bâtir au cœur de l’Afrique[1].
En
vertu de la séparation des pouvoirs, en effet, le Président de la République ne doit pas
se substituer au peuple, ni être placé au-dessus des trois pouvoirs
traditionnels, le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire, alors qu’il est fonctionnellement
attaché à l’un d’eux, à savoir le pouvoir exécutif. Dans les lignes qui suivent,
nous développerons les points suivants : 1. Les prérogatives du Président
de la République
heurtant la séparation des pouvoirs ; 2. La séparation des pouvoirs dans
les différents systèmes politiques ; 3. Le Président de la République comme chef
du pouvoir exécutif ; 4. L’écueil de l’expression « chef de
l’État » dans une démocratie naissante ; 5. Le souverain primaire
comme véritable « chef de l’État ». Il va de soi qu’une conclusion en
sera le point d’aboutissement.
1. Les prérogatives du Président de
la République
heurtant la séparation des pouvoirs
En
lisant attentivement la
Constitution de la République du Congo, notamment le titre III
consacré à l’organisation et à l’exercice du pouvoir, on se rend tout de suite
compte de la manière dont l’auteur du texte a voulu sortir le Président de la République de la mêlée
congolaise, en créant un malaise formel et structurel. En effet, dans
l’énumération des institutions de la République, l’article 68 de la Constitution de la
troisième République cite en premier le Président de la République, suivi
respectivement du Parlement, du Gouvernement et des Cours et Tribunaux. Dans le
développement, il traite du Président de la République dans le
premier paragraphe sous la
Section 1ère se rapportant au pouvoir exécutif, le
Gouvernement faisant l’objet du second paragraphe. Le Parlement est ainsi
relégué en troisième position après le Gouvernement. Le seul élément judicieux est
que le Président de la
République et le Gouvernement font partie
constitutionnellement du pouvoir exécutif.
Toutefois,
tout en n’étant pas membre du Gouvernement (art. 90 Cst.), le Président de la République dispose du
pouvoir exclusif de convoquer et de présider le Conseil des ministres, le Premier
ministre, qui est pourtant chef du Gouvernement (art. 90, al. 2 Cst.), n’ayant
qu’un pouvoir délégué en cas d’empêchement du premier (art. 79, al. 1 Cst.). On
peut, dès lors, se poser la question de savoir qui dirige finalement le
Gouvernement congolais.
De
plus, tout en étant une institution de la République ou une sous-institution du pouvoir
exécutif, selon l’interprétation que l’on fait du flou créé par la Constitution, le Président
de la République
« assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs
publics et des Institutions… » (art. 9 al. 3 Cst.). En outre, l’article
149, al.1 affirme, d’un côté, l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ; de l’autre côté, l’article 82
reconnaît au Président de la
République le pouvoir de nommer, de relever de leurs
fonctions et, le cas échéant, de révoquer, par ordonnance contresignée par le
Premier ministre, les magistrats du Siège et du Parquet sur proposition du
Conseil supérieur de la magistrature. En quoi l’indépendance de la justice est-elle
garantie, surtout lorsque les magistrats doivent statuer sur une affaire dans
laquelle est impliqué le Président de la République ou l’un de ses proches ?
Pour
nous, il est inacceptable de faire figurer dans la constitution une norme
prévoyant que le Président de la
République nomme et révoque les magistrats sur la simple
proposition du Conseil supérieur de la magistrature. Une pareille disposition
viole formellement l’indépendance de la justice et, donc, la séparation des
pouvoirs, car elle subordonne le pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif auquel
est rattaché le Président de la République. Si l’on tient à tout prix à
l’intervention du Président de la
République dans la procédure de désignation et de révocation des
magistrats, il vaut mieux lui attribuer le pouvoir de produire l’acte formel de
nomination et de révocation, le Conseil supérieur de la magistrature gardant seul
le pouvoir matériel de désignation et de révocation.
Enfin,
la liste n’est pas exhaustive, l’exposé des motifs de la Constitution
congolaise, parlant de l’organisation et de l’exercice du pouvoir, dit du Président
de la République
qu’il est « le garant de la Constitution ». Et l’article 9, al. 2 dispose
qu’ « il veille au respect de la Constitution ».
Par ailleurs, l’article 160 al. 1 prescrit que « la Cour constitutionnelle est
chargée du contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes ayant force
de loi ». Toutefois, aucune norme ne précise comment le Président de la République peut veiller
au respect de la Constitution
concurremment ou parallèlement à la
Cour constitutionnelle.
Toutes
ces incohérences qui nécessitent une révision rationnelle et rapide de la Constitution portent atteinte
au principe de la séparation des pouvoirs en République démocratique du Congo.
2. La séparation des pouvoirs dans
les différents systèmes politiques
Usuellement, la séparation des pouvoirs est présentée sous la forme d’un
principe abstrait selon lequel les trois fonctions de l’État -légiférer,
exécuter et juger- doivent être confiées à trois organes spécialisés, égaux et
indépendants les uns des autres. Cette présentation théorique génère des
discussions interminables quant à sa réalisation pratique et a été cause de
troubles graves. L’histoire et le droit comparé montrent plutôt que la
conception contemporaine de la séparation des pouvoirs est une pratique
qui s’est développée empiriquement en Angleterre, qui a revêtu des formes
diverses en gagnant d’autres États et qui, loin d’établir l’égalité entre les
pouvoirs, en privilégie l’un ou l’autre, tout en confiant leur exercice à
plusieurs autorités[2].
Érigé par les Révolutionnaires français en dogme ambivalent,
à la fois contre l’Ancien Régime et base de la nouvelle société, ce principe
d’organisation des pouvoirs de l’État ne peut mieux se comprendre qu’à la
lumière d’un double constat fait par Locke et Montesquieu. D’après eux, dans
tout État, il existe trois pouvoirs. Tandis que pour Locke, dans son Essai sur le gouvernement civil, il
s’agit des pouvoirs législatif (pouvoir suprême auquel tous les autres doivent
être subordonnés), exécutif et fédératif (ce dernier pouvoir est celui ayant
trait aux relations avec les autres États, en particulier sur la paix et la
guerre)[3],
Montesquieu, lui, compose cette trilogie : puissance législative,
puissance exécutive et puissance judiciaire.
Ce n’est pas ici le lieu de s’engager dans les débats
suscités par l’interprétation de cette théorie de la séparation des pouvoirs. On rappellera simplement, à l’instar de Jean Gaudemet[4],
l’équivoque des termes de « pouvoir » ou de « puissance »,
employés par Montesquieu dans la phrase qui ouvre le chapitre VI du Livre XI, De la constitution d’Angleterre :
« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance
législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des
gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. »[5]
Pouvoir peut, en effet, signifier une compétence donnée par la loi ou l’organe
(individu ou corps) qui exerce cette compétence. La distinction des compétences
n’implique donc pas nécessairement la pluralité des organes. Mais lorsque cette
dernière n’est pas réalisée, la distinction des « pouvoirs-compétences »
ne peut être qu’une simple analyse intellectuelle des fonctions multiples
exercées par un même organe. C’est ainsi qu’un monarque absolu dispose à la
fois des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (source du droit, maître
de la loi, juge suprême).
Du constat de l’existence des trois pouvoirs découle un autre
constat : « La concentration des pouvoirs entre les mains d’une
seule autorité génère une société despotique. Il faut donc les partager entre
deux ou plusieurs autorités. »[6]
En effet, en formulant de manière succincte, en 1748, le
moyen d’organiser la division du pouvoir, Montesquieu visait, dans son De l’esprit des lois, non seulement la
protection de la liberté politique mais également celle de chacun contre
l’arbitraire. Pour comprendre sa construction, il faut partir de son objectif :
« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne
puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir
arrête le pouvoir. »[7]
Pour cela, chacun des pouvoirs dispose des moyens mutuels de s’empêcher. Le Roi
d’Angleterre statue en revêtant de sa « sanction royale » la loi
votée, ou empêche en la refusant (c’est le veto)[8],
les chambres votent la loi et surveillent son exécution, en sanctionnant
éventuellement les ministres n’assurant pas correctement son application. En
réalité, ce que prône Montesquieu c’est la collaboration, l’équilibre des trois
pouvoirs afin d’éviter éviter la tyrannie de l’un d’eux. Pour former un
gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer,
les faire agir, donner pour ainsi dire un lest à l’une pour la mettre en état
de résister à l’autre[9].
En définitive, pour prendre toute sa valeur que lui attribue
la doctrine libérale, la séparation des pouvoirs doit être aussi bien
celle des fonctions que celle des organes. Néanmoins, il faut tout de suite
préciser que les modalités du partage sont d’importance secondaire :
chaque autorité peut avoir une partie de deux ou de trois pouvoirs, ou l’une
d’elles être largement spécialisée en tout ou en partie[10].
La mise en application de la séparation des pouvoirs n’étant pas uniforme,
ce principe oscille entre la spécialisation des fonctions et l’indépendance des
pouvoirs[11].
La première tendance limite la compétence de chaque pouvoir à son
activité : le Législatif légifère, l’Exécutif exécute et le Judiciaire
juge. Dans la ligne de cette tendance, le juge judiciaire est en même temps juge
administratif[12].
Selon la tendance de l’indépendance des pouvoirs, chaque principale autorité
doit être à l’abri des atteintes des autres. Cette vision permet à chaque
autorité d’exercer une partie de deux ou de trois fonctions législative,
exécutive et judiciaire.
Sur
cette base, l’idéal démocratique veut que les membres de trois pouvoirs
traditionnels soient désignés par le peuple directement ou indirectement. Autant
le chef de l’Exécutif, les députés et les sénateurs sont élus, autant les
magistrats doivent également être élus. Cela assurerait mieux l’indépendance
des magistrats déjà dans leur constitution, car la pouvoir judiciaire est la
clé de voûte de l’État de droit. Serait également respecté le principe de la
séparation des pouvoirs qui est la colonne vertébrale de l’État de droit. Le
pouvoir judiciaire ayant essentiellement la même mission d’appliquer la loi que
le pouvoir exécutif, il faudrait que les magistrats des cours suprêmes aient le
même (ou presque le même) salaire que les ministres, que ceux des cours d’appel
reçoivent la même (ou quasiment la même) rémunération que les ministres
provinciaux, etc. L’analogie peut continuer jusqu’aux tribunaux de paix.
Ce
mode de désignation et ce salaire décent contribueraient à l’assainissement de
la justice, à la diminution si pas à la disparition de la corruption ; ils
aideraient à garantir le droit et les droits de tous, en permettant aux juges
de dire consciencieusement le droit et ce de manière présumée indépendante et
impartiale. On peut, de surcroît, espérer la sécurité des personnes et des
biens et la fin de l’impunité, même pour le Président de la République et ses
proches.
3. Le Président de la République comme chef
du pouvoir exécutif
C’est
une lapalissade de dire qu’un président est celui qui a pour rôle de présider.
Le verbe présider vient du latin praesidere.
Ce mot peut être scindé en deux : prae :
avant, devant et seder :
s’asseoir. Un président est celui qui est assis avant ou devant, qui occupe le
devant de la scène, mais pas qui est au dessus. Dans une république, le Président
est cette personne qui est placée devant un peuple, qui est mis en avant pour
le représenter. Il fait partie de ce peuple dont il a le mandat et à qui il
doit rendre des comptes. Il ne peut donc être hissé au-dessus de celui qui l’a
placé devant. Celui qui est placé devant joue un rôle actif et au quotidien,
c’est pourquoi il est rattaché fondamentalement au pouvoir exécutif. Il ne peut
être au-dessus d’autres institutions rattachées aux pouvoirs législatif et
judiciaire et qui ont également des personnes « placées devant »
elles. Dans cette perspective, l’unique instance qui est supra-institutionnelle
c’est le peuple, le souverain.
Même
si selon les régimes, un président de la République peut avoir des attributions
législatives, notamment l’édiction des ordonnances qui sont des lois au sens
matériel, l’initiative de certaines lois, la promulgation des lois, il n’est
pas pour autant parlementaire, du fait qu’il n’a pas reçu du peuple un mandat
législatif. A fortiori, il ne peut
être placé au-dessus du pouvoir législatif dont les membres ont comme lui une
légitimité populaire. Même s’il a le pouvoir de le dissoudre dans les cas
prévus par la constitution, il ne peut en nommer les membres.
De
plus, d’après les régimes, un président de la République peut nommer
et révoquer les magistrats, membres du pouvoir judiciaire ; il peut avoir
la compétence de connaître des recours en grâce ; il peut même vouloir
faire partie du Conseil supérieur de la magistrature, sans être membre du corps
judiciaire, d’autant que tel n’est pas le mandat qu’il a reçu du peuple.
On
ne le dira jamais assez. Le Président de la République est membre
de l’Exécutif. C’est pourquoi il peut nommer matériellement et/ou formellement le
premier ministre pour conduire le gouvernement (système semi-présidentiel comme
en France, système parlementaire comme en Italie) ou conduire lui-même ce
dernier (système présidentiel comme aux USA). En revanche, dans n’importe quel
régime démocratique le Président de la République ne peut diriger le pouvoir législatif
ni le pouvoir judiciaire. Le pouvoir de nomination et de révocation des
magistrats s’exerce au nom du peuple. Celui de dissoudre le Parlement entre dans
la perspective du contrôle mutuel des pouvoirs qui doivent se limiter pour
éviter des dérives. C’est dans la même perspective que le pouvoir législatif
peut initier la destitution du Président de la République et que le
pouvoir judiciaire peut prononcer cette destitution, notamment en cas de haute
trahison. Il revient également à l’autorité judiciaire de prononcer la validité
de l’élection présidentielle et de juger la légalité et la constitutionnalité
des actes du Président de la République. Celui-ci est donc, à parler
strictement, un membre des organes de l’État et non un chef de l’État. Le
contraire relève d’un abus de termes, sauf si on voudrait en faire un monarque
absolu.
4. L’écueil de
l’expression « chef de l’État » pour une démocratie naissante
Dans
les démocraties naissantes, l’expression « chef de l’État » peut
contribuer au rebondissement ou au maintien de la monarchie et donc de la
dictature et du despotisme. Cette désignation confère la souveraineté à une
personne placée ainsi au-dessus de tous les organes étatiques. On peut s’en
rendre compte dans la notion même de l’État qui permet de bien saisir la
signification du chef de l’État.
4.1. Notion de l’État
Pour
définir l’État, il faut se placer en dehors de lui. C’est pourquoi, la notion
de l’État est à chercher dans les écrits de droit international public ou de
droit des relations internationales. Presque tous ces ouvrages entendent par État
un regroupement de personnes situé sur un lieu déterminé avec un pouvoir
politique effectif et reconnu par la communauté internationale. Cette
définition comprend trois éléments constitutifs d’un État : un territoire
avec une structure (espace terrestre, maritime et aérien) et un statut
nécessaire et tangible ; une population avec le principe de nationalité
impliquant un certain nombre de droits et d’obligations ; des pouvoirs
publics nécessaires et effectifs. Ces pouvoirs publics sont le Législatif,
l’Exécutif et le Judiciaire. Un président de la République n’est ni à
côté ni au-dessus de cette triade. Il est le chef de l’Exécutif. Le considérer
comme chef de l’État c’est le placer au-dessus non seulement des pouvoirs
traditionnels, mais aussi du peuple qui est un élément constitutif de l’État.
Théoriquement, il peut donc disposer à sa guise du territoire, et de tout ce
qu’il contient, et de la population. Il peut même s’assujettir les autres
pouvoirs. Concrètement, il peut céder une portion du territoire sans obligation
de rendre compte au peuple ; il peut tuer et organiser des viols ; il
peut donner des injonctions et des instructions à toutes les institutions de la République, voire
porter atteinte à la constitution parce qu’il ne serait responsable qu’à
l’égard de sa conscience.
Par
ailleurs, les expressions, telles que « garant de la constitution »
ou « garant des institutions », utilisées dans la Constitution
congolaise, pour ne citer que ce cas, afin de définir le contenu de la fonction
présidentielle sont très dangereuses. Pourtant, cette constitution prévoit une
Cour constitutionnelle qui veille à son respect. Cette contradiction fait planer
un flou constitutionnel qui a conduit à la révocation par le Président de la RDC des magistrats de la Cour suprême de justice, sans
requérir la proposition préalable du Conseil supérieur de la magistrature, en violation
de la Constitution
et de la séparation des pouvoirs, puisque chef de l’État congolais. De là à la
dictature et au despotisme, il n’y a qu’un pas à franchir sans beaucoup de
peines.
4.2. La signification
de chef de l’État
Chef
vient du latin caput qui signifie
tête. Est donc chef une personne qui est au-dessus d’un corps sans en faire
partie. Appliqué à l’organisation d’une société humaine, un chef est celui qui
tout en étant membre de la société en devient le symbole, le directeur et le
représentant, puisque placé par ses semblables à leur tête, par une sorte de
contrat social. Le Président de la République lui est désigné pour être à la tête du
pouvoir exécutif et non à celle de l’Etat, tel que défini ci-haut.
Dans
une démocratie non royale ou impériale, seul le peuple qui tire ses pouvoirs de
lui-même est à considérer comme chef de l’État. C’est à lui qu’appartient le
territoire de l’État et c’est lui qui désigne ses représentants qui
travailleront dans les pouvoirs publics.
D’après
le Petit Robert, l’expression chef de l’État désigne le roi, l’empereur,
le monarque, le prince et le président. Gérard Cornu précise que le terme chef
de l’État ou chef d’État est d’origine doctrinale[13].
Il est parfois repris dans le droit positif[14].
Il désigne une autorité, un individu ou (rarement) un collège dont
l’intervention dans la procédure d’élaboration des actes juridiques les plus
importants ressortissant surtout au pouvoir exécutif, par exemple la
promulgation des lois, la ratification des traités, ou la présence à certaines
cérémonies marquent de manière symbolique que c’est à l’État qu’il convient
d’imputer ces conduites. Cette autorité est alors dite « personnifier »
ou « représenter » l’État ; elle peut, selon les régimes,
disposer de pouvoirs politiques réels et importants[15]ou
réduits[16].
Elle symbolise et rend présent l’État ad
extra, mais ad intra, elle doit
diriger l’activité exécutive et exercer les compétences que lui reconnaît la
constitution.
En
droit étatique interne, l’État est souvent assimilé à l’Exécutif d’un État. On
peut dès lors comprendre que le chef de l’Exécutif soit désigné comme chef de
l’État. Mais, dès que l’on se place du côté du droit international public ou du
droit des relations internationales, on se rend tout de suite compte que l’expression
chef de l’État couvre un grand risque de verser dans le totalitarisme en plaçant
le chef du pouvoir exécutif au-dessus des autres pouvoirs, législatif et
judiciaire, faisant ainsi de lui le souverain, en lieu et place du véritable
souverain qu’est le peuple[17].
Historiquement,
le Président de la République a été ajouté au nombre des chefs de l’État en
tenant compte du fait qu’il a pour ancêtre le roi ou l’empereur. Mais, avant la Révolution française,
seuls le roi, le monarque et l’empereur étaient considérés comme des
souverains. Leur souveraineté consiste à avoir entre leurs mains l’ensemble des
pouvoirs. Ces pouvoirs ne sont pas issus du peuple, mais de leurs familles par
héritage ou d’eux-mêmes par conquête. Ils les exercent par eux-mêmes ou par leurs
mandataires. Néanmoins, le Président de la République n’est pas
souverain. Il est mandataire du peuple au nom de qui il exerce un pouvoir et
non pas tous les pouvoirs. C’est donc à tort qu’il est classé parmi les
souverains. Dans l’imaginaire, il incarne, certes, l’image du roi et de
l’empereur. Mais à cette différence qu’il n’a plus la souveraineté qu’avaient
ces derniers à l’époque. Celle-ci a été transférée au peuple qui tire ses
pouvoirs de lui-même et en attribue l’exercice à des organes avec mandat.
L’empereur et le roi et le peuple n’ont pas de mandat.
À
noter qu’en Occident, la seule image d’un individu souverain aujourd’hui est
celle du pape, chef suprême de la société ecclésiale. Il a entre ses mains la
concentration de tous les pouvoirs et en confie l’exercice aux organes créés
par lui. Ceux-ci exercent leur pouvoir en son nom. Tandis que dans les États
démocratiques, le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire exercent leurs
pouvoirs au nom du peuple. L’introduction des arrêts des cours suprêmes
françaises est révélatrice à ce sujet : « Au nom du peuple
français ». Elle ne dit pas, comme la Cour suprême de justice de la RDC, « au nom du Président
de la République »[18].
Car, la justice est rendue au nom du peuple français et non à celui d’un individu
quelle que soit sa fonction.
Comme
on l’aura remarqué, les pouvoirs d’un président de la République sont exercés
au nom et pour le compte du souverain et ne sont qu’une portion du pouvoir de
ce dernier. L’autorité qui exerce ces pouvoirs représente et signifie le
souverain, mais ne devient pas pour autant souverain. Le représentant, en
l’espèce un président de la
République, ne peut pas et ne doit pas être au-dessus du
représenté, en l’espèce le peuple ou l’État, ni avoir plus de pouvoirs que
celui qui les lui concède. Ce serait une usurpation qui, en principe, devrait
constituer un motif de destitution.
5. Le souverain primaire comme le
véritable chef de l’État : La couronne dans la monarchie et le peuple dans
la démocratie
Il n’existe pas de cité internationale, même si on parle
aujourd’hui d’une fictive communauté internationale comme support de l’ONU. La
cité est autonome, elle s’auto-régule et édicte ses propres normes ou lois.
C’est pourquoi on trouve plusieurs sortes de gouvernement de la cité que l’on
peut regrouper autour de trois formes référentielles qui sont toutes au
service de la cité: la monarchie, l’aristocratie et la république.
La monarchie est le gouvernement d’un seul chef pour le bien
de la cité. Lorsque le chef commence à œuvrer pour ses propres intérêts, la
monarchie dégénère en tyrannie qui est une forme de gouvernement pour le
plaisir d’un seul. L’aristocratie est un gouvernement d’une élite des meilleurs
pour le bien de la cité. Elle dégénère en oligarchie, lorsque le plaisir de quelques-uns
est préféré au bien de tous. La république (res
publica) est le gouvernement de tous (politeia)
pour le bien de la cité. Mais lorsque la foule, faute de sagesse et de
rationalité, vise ses intérêts immédiats, la république dégénère en démocratie.
Toutefois, comme par la parole et le dialogue, la démocratie
vise quand même les intérêts du peuple, fussent-ils immédiats, voire pas
toujours rationnels et politiques (c’est-à-dire relatifs à la cité), elle
constitue le moindre mal, car elle est le moins mauvais des systèmes politiques.
C’est pourquoi, elle est préconisée aujourd’hui comme un régime modèle. Certes,
il n’existe pas de régime idéal, mais il faut reconnaître que la démocratie
permet au peuple de participer à la gestion de sa cité. Mais avec l’avènement
des méga-cités d’aujourd’hui, comme des États et leurs regroupements dans des
structures supra-étatiques, il devient difficile que tous participent. Aussi
interviennent les principes de représentation et de vote avec la règle de la
majorité. Mais à y regarder de près, les représentants du peuple n’ont pas
toujours et dans toutes les démocraties un mandat lié. En exerçant un mandat
libre, ils arrivent parfois à trahir les intérêts du peuple représenté. D’autre
part, il est faux de prétendre que la majorité a toujours raison. Elle est
parfois menée par quelques leaders qui ont une grande influence sur les autres
membres, lesquels agissent en foule et sans toujours avoir eu à bien réfléchir.
C’est plutôt la minorité qui a raison dans la plupart du temps, car elle peut
analyser avec minutie tout problème de société, en peser le pour et le contre
et adopter rationnellement une solution qui pourrait servir l’intérêt public.
C’est pourquoi, dans la recherche du bien de la cité, il faut trouver un équilibre
entre les intérêts du peuple et la rationalité et arriver ainsi à une
« démo-ratiocratie ». Ce rôle revient au droit. Celui-ci, une fois
qu’il est édicté dans un véritable État de droit, doit s’imposer à tous :
aussi bien au peuple qu’aux dirigeants que celui-ci s’est choisi. Son respect
exige une séparation des pouvoirs entre les organes dont les membres sont
responsables devant le peuple.
6. Conclusion
L’expression
« Chef de l’État » qui définit le Président de la République dans la Constitution congolaise
constitue un danger pour le principe de la séparation des pouvoirs qui doit
être considéré comme méta ou supra-constitutionnel. En effet, la notion de chef
de l’État signifie que la personne ainsi désignée est au-dessus de l’État et
non un organe étatique. Cette personne prend finalement la place du peuple qui
seul peut et doit être considéré comme l’unique souverain et donc l’unique Chef
de l’État. Elle risque de se considérer et d’être considérée comme étant
hiérarchiquement supérieure aux trois pouvoirs traditionnels : Le
Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire. Elle ouvre une brèche, et pas de
moindre, à la concentration des pouvoirs dans les mêmes mains, à la dictature
et au despotisme avec ses effets nocifs sur les libertés et les droits fondamentaux
dans notre pays en quête d’un État de droit. C’est pourquoi, nous estimons
qu’il faudrait bannir cette expression du vocabulaire juridique congolais et également,
au moins, dans les États à démocratie naissante, en considérant le Président de
la République
comme Chef de l’Exécutif. Car le véritable Chef de l’État dans une démocratie,
c’est au fond le souverain primaire qui est le peuple. La séparation des
pouvoirs exercés au nom de ce dernier serait ainsi sauvegardée.
Constantin
Yatala Nsomwe Ntambwe
Docteur
en Droit de l’Université de Fribourg (Suisse)
[1]
Cf. Préambule de la
Constitution de la République démocratique du Congo, du 18 février
2006.
[2] Le Roy (Yves) / Schœnenberger (Marie-Bernadette),
Introduction générale au droit suisse, 2ème édition
entièrement refondue, Bruylant / L.G.D.J / Schultess, Bruxelles / Paris /
Zurich / Bâle / Genève 2008, p. 250-251.
[3] Le
Roy et Schœnenberger précisent qu’il s’agit d’une faculté qu’avait chaque être
humain avant de conclure le contrat social et qui est devenue le droit de paix
et de guerre, le droit de conclure des traités (Le
Roy / Schœnenberger, p. 250, note 764.
[4] J. Gaudemet,
Sociologie historique : Les maîtres du pouvoir, 2e éd.,
PUF, Paris 2000, p. 11-68 ; Idem, « La hiérarchie des
normes dans le nouveau Code de droit canonique », in Revue de droit canonique, Hors série 1 (1998), p. 326.
[5] Ch. Montesquieu,
De l’esprit des lois ; avec des
notes de Voltaire, de Crevier, de Mably, de la Harpe, etc. Nouvelle édition sur les meilleurs
textes, suivie de la défense de l’esprit des lois par l’auteur, Garnier, Paris
1869, p. 142.
[6] Le Roy / Schœnenberger, p. 255.
[7]
Ch. Montesquieu, p. 142.
[8] À
noter que le Roi n’usait plus du veto en Métropole depuis 1708.
[9] D.
Chagnollaud, Droit constitutionnel contemporain, Dalloz, Paris 1999, p. 59 et
61.
[10] Le Roy / Schœnenberger, p. 255. Les
auteurs notent que la « tyrannie » des rois Stuart reposait sur la
concentration de tout le pouvoir entre leurs mains. Au fond les Stuart étaient
confrontés à la formation d’un État moderne avec des responsabilités nationales
et internationales. Ils ont pris modèle sur la France, ce qui ne convenait
pas aux Anglais. La révolution de 1688 avait mis fin à cette situation et fondé
la monarchie parlementaire. C’est à l’aune de cette dernière que Montesquieu a
évalué la monarchie absolue française.
[11] Le Roy / Schœnenberger, p. 255. Sur la
difficulté de réaliser la lettre de la théorie de la séparation des pouvoirs,
et sur ses différentes applications, notamment américaines et françaises, voir
D. Chagnollaud, p. 59 ss.
[12]
Cette tendance est à la base du système de la juridiction unique.
[13]
G. CORNU, Vocabulaire juridique, 4e
édition mise à jour, Quadrige / PUF, Paris 2003, verbis « Chef d’État (ou de l’État) ».
[14]
Cf. Acte constitutionnel du 11 juillet 1940.
[15]
Cf. Le président des USA, les présidents de la République française et
de la République
démocratique du Congo.
[16]
Cf. La reine d’Angleterre, le roi de Belgique, les présidents d’Allemagne,
d’Israël et d’Italie
[17] À
noter que l’expression consacrée dans les TCE et TUE ainsi que dans l’Acte
constitutif de l’UA « chefs d’États et de gouvernements » pour
distinguer les présidents des premiers ministres ou chanceliers devraient être
remplacée par cette autre : « chefs d’exécutifs ».
[18]
On dirait que cette juridiction ignore encore l’alinéa 2 de l’article 149 de la Constitution qui
précise que « la justice est rendue sur l’ensemble du territoire national
au nom du peuple ». Cette disposition n’est pas à confondre avec l’alinéa
suivant qui porte sur l’exécution au nom du Président de la République, en tant que
Chef de l’Exécutif, des actes des cours et tribunaux.
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