L’effectivité du droit
constitutionnel de former un recours contre tout jugement au regard du principe
d’instance unique
Le
problème
L’article 21 de
la Constitution congolaise (ci-après : l’article 21) garantit le droit
fondamental de former un recours contre un jugement[1].
Cette disposition exclut la règle d’un seul jugement définitif ainsi que le principe
d’instance unique. En conséquence, son effectivité exige que tout jugement soit
susceptible de recours. Or les articles 153 al. 3[2],
155 al. 1[3],
161 al. 4[4],
164[5]
et 168[6]
de la Constitution prévoient les matières pour lesquelles les hautes cours
congolaises statuent en « premier et dernier ressort ». Contre leurs
jugements, comment peut-on user du droit constitutionnel de former un recours ?
Autrement dit, comment peut-on rendre effectif l’article 21 à l’égard des arrêts
des hautes cours ?
Pour répondre à
cette question, nous aborderons successivement les notions d’effectivité et de
jugement, avant de proposer l’harmonisation du droit de former recours contre
tout jugement et le principe d’instance unique.
1.
La notion d’effectivité de la règle de droit
Une règle de
droit est l’expression d’un pouvoir qui indique ce qui doit ou devrait être
fait dans un cas donné ainsi que la conséquence que ce pouvoir attache à tel
acte ou fait[7]. Son
essence est d’être effective, c’est-à-dire applicable en cas de réalisation
d’un état de fait qu’elle régit. L’effectivité d’une règle de droit, en tant que
son caractère de produire l’effet qu’elle recherche, a un sens plus large
qu’une simple application. L’effet recherché par une règle de droit dissuasive peut
avoir comme conséquence sa non-application du fait de la non- réalisation de l’état
de fait conforme à son énoncé de fait légal[8].
L’effectivité implique pour une règle de droit l’idée d’application concrète et
d’observation de ce qu’elle prévoit. Elle en fait sa propre finalité : c’est
la satisfaction légale.
L’effectivité
est à distinguer de l’efficacité. Celle-ci est le caractère de ce qui atteint
le but poursuivi. L’efficacité d’une règle de droit suppose son effectivité
tout en la dépassant. Vue sous cet angle, la règle de droit est un moyen pour
atteindre une finalité extérieure à elle. Il s’agit ici d’une concrétisation
juridique de l’utilitarisme. Une règle de droit est potentiellement efficace
car elle prévoit des moyens pour atteindre son but : règlement du
comportement humain et sanction en cas d’adoption d’un comportement contraire. On
pourrait donc soutenir que l’effectivité est dans une certaine mesure au service
de l’efficacité d’une règle juridique.
De plus, à
l’opposé de l’efficacité, l’effectivité peut s’appliquer à un droit subjectif
et à une voie de droit. En effet, une règle de droit peut garantir un droit
subjectif. Son effectivité est également celle du droit qu’elle garantit. Ce
droit est effectif s’il peut être exercé par son titulaire lorsque les
conditions sont réunies. Aussi, on peut en revendiquer le respect, se plaindre
de sa violation et exiger l’annulation de l’acte préjudiciable devant un tribunal
impartial et indépendant dans un recours qui doit non seulement être prévu par
une loi mais aussi pouvoir être utilisé.
En définitive,
l’effectivité d’une norme suppose, d’une part, que le comportement qu’elle
prescrit est observé ou doit pouvoir l’être et celui qu’elle interdit est évité
ou doit pouvoir l’être et, d’autre part, que l’on peut faire usage du droit
subjectif qu’elle garantit, en utilisant un recours effectif. On est ici en
présence d’une exigence du respect de la loi.
En l’espèce,
l’article 21 ne peut être considéré comme effectif que si l’organisation
judiciaire permet de former un recours contre tout jugement rendu en première
instance.
2.
La notion de jugement
L’interprétation
conjointe du droit de former un recours contre un jugement et de la règle
d’instance unique pourrait faire penser que le jugement au sens de l’article 21
ne désigne que les décisions des tribunaux inférieurs contre lesquelles il est
possible de former un recours ordinaire. Selon cette hypothèse, les arrêts des
hautes cours rendus en premier et dernier ressort ne seraient pas concernés.
Cette interprétation rejoint le sens spécifique d’autrefois qui opposait
jugement rendu par un tribunal inférieur à arrêt prononcé par une cour[9],
comme si ce dernier n’était pas un jugement. Aujourd’hui, on reconnaît qu’un
arrêt est une espèce de jugement.
En effet, le
jugement est une décision rendue par une autorité judiciaire pour trancher le
litige qui lui a été soumis[10].
La décision rendue sur recours ou en instance unique par une cour s’appelle
arrêt. Ainsi, les cours d’appel et la Cour suprême de justice rendent des
arrêts tandis que les tribunaux de paix et de grande instance prononcent des sentences
qui ne sont pas des arrêts. Mais les deux types de décisions judiciaires sont des
jugements.
Les jugements
des juridictions inférieures ne posent pas de problème en regard du droit de
former un recours contre eux, car ils sont susceptibles de recours devant les
instances supérieures. C’est plutôt les arrêts de hautes cours qui sont rendus
en premier et dernier ressort. Leur caractère unique et définitif prive le
citoyen congolais de son droit de former un recours contre ce genre de
jugements. Ce qui porte une entorse au droit garanti par l’article 21. Dès
lors, au lieu d’accepter cette limite constitutionnelle d’un droit fondamental,
ne faudrait-il pas chercher à harmoniser ce droit avec la règle d’instance
unique ?
3.
L’harmonisation du droit de former un recours avec la règle d’instance unique
Point n’est
besoin de rappeler qu’il y a un conflit entre le droit fondamental, garanti par
l’article 21, de former un recours contre un jugement et la règle d’instance
unique reconnue aux hautes cours congolaise. Les deux normes sont égales en
vertu du même rang constitutionnel qu’elles partagent. Mais l’article 21 de la
Constitution est une norme garantiste et le principe d’instance unique est une
règle de compétence. Lorsqu’on examine l’intérêt protégé, le droit de former un
recours contre un jugement doit avoir le pas sur la norme d’instance unique.
Cette dernière protège l’économie de procédure et le respect de l’autorité en
cause ; la première garantit un droit fondamental et protège ainsi non
seulement le particulier, mais également l’autorité qui ne serait pas
satisfaite du jugement rendu à son encontre. Par conséquent, il faudrait
réviser les dispositions de compétences en créant deux instances sein de chaque
haute juridiction. Ce qui permettrait de rendre effectif l’article 21 en
offrant la possibilité d’un recours contre le jugement d’une haute cour rendue
en première instance. L’organisation et le fonctionnement de ces instances
tiendront compte des principes d’indépendance et d’impartialité de magistrats.
Par ailleurs, le
conflit pourrait être dépassé entre le droit de former un recours contre un
jugement et la règle d’instance unique par la conception même du recours. En
effet, comme voie de droit, le recours comprend aussi bien les voies ordinaires
que les voies extraordinaires. Or l’instance unique n’exclut pas la possibilité
de recourir à une voie extraordinaire, comme la révision, pour attaquer un
arrêt non susceptible de recours ordinaire. Mais cette voie est soumise à des
conditions très restrictives et ne concernent pas tous les jugements en droit
congolais[11]. La
difficulté n’est donc pas évacuée. Ce serait intéressant de voir la position de
la Cour constitutionnelle à ce propos. Encore faut-il qu’elle soit saisie pour
inconstitutionnalité d’un jugement unique et définitif et, donc, excluant toute
possibilité d’exercer le droit de recours garanti par l’article 21.
La
conclusion
L’opposition, apparente
ou réelle, entre le droit de former un recours contre un jugement et la règle
d’instance unique reconnue aux hautes juridictions congolaises révèle le manque
de rigueur des rédacteurs de notre Loi fondamentale et la précipitation dans
laquelle elle a été examinée par les parlementaires de la Transition. Mais elle
peut être dirimée par une révision constitutionnelle, soit en ajoutant à
l’article 21 une exception du genre « sous réserve des arrêts des hautes
cours », soit en prévoyant deux degrés d’instances dans chaque haute cour,
afin de rendre effectif le droit fondamental du citoyen de former un recours
contre tout jugement.
On retiendra, en fin de
compte, que la question d’effectivité du droit et des droits devrait guider
l’œuvre législative congolaise puisqu’une règle non applicable n’en est pas une
et n’a pas de place dans un ordre juridique digne de ce nom.
Constantin
Yatala nsomwe Ntambwe
Docteur en droit
[1] L’art. 21 al. 2 dispose :
« Le droit de former un recours contre un jugement est garanti à tous. Il
est exercé dans les conditions fixées par la loi. »
[2] L’art. 153 al. 3 dit: « Dans les conditions fixées par la
Constitution et les lois de la République, la Cour de cassation connaît en
premier et dernier ressort des infractions commises par: 1. les membres de
l'Assemblée nationale et du Sénat; 2. les membres du Gouvernement autres que le
Premier ministre; 3. les membres de la Cour constitutionnelle; 4. les magistrats
de la Cour de cassation ainsi que du parquet près cette Cour; 5. les membres du
Conseil d'Etat et les membres du Parquet près ce Conseil; 6. les membres de la
Cour des Comptes et les membres du parquet près cette Cour; 7. les Premiers
Présidents des Cours d'appel ainsi que les Procureurs généraux près ces cours;
8. les Premiers Présidents des Cours administratives d'appel et les Procureurs
près ces cours; 9. les Gouverneurs, les Vice-gouverneurs de province et les
ministres provinciaux; 10. les Présidents des Assemblées provinciales. »
[3] L’art. 155 al.1 a la teneur suivante: « Sans préjudice des
autres compétences que lui reconnaît la Constitution ou la loi, le Conseil
d'Etat connaît, en premier et dernier ressort, des recours pour violation de la
loi, formés contre les actes, règlements et décisions des autorités
administratives centrales. »
[4] L’art. 161 al. 4 : « Elle (La Cour constitutionnelle) connaît des
recours contre les arrêts rendus par la Cour de cassation et le Conseil d'Etat,
uniquement en tant qu'ils se prononcent sur l'attribution du litige aux
juridictions de l'ordre judiciaire ou administratif. Ce recours n'est recevable
que si un déclinatoire de juridiction a été soulevé par ou devant la Cour de
cassation ou le Conseil d'Etat.
[5] L’art. 164 : La Cour constitutionnelle est le juge pénal du Président de
la République et du Premier ministre pour des infractions politiques de haute
trahison, d'outrage au Parlement, d'atteinte à l'honneur ou à la probité ainsi
que pour les délits d'initié et pour les autres infractions de droit commun
commises dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions. Elle
est également compétente pour juger leurs co-auteurs et complices.
[6] L’art. 168: Les arrêts de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles
d'aucun recours et sont immédiatement exécutoires. Ils sont obligatoires et
s'imposent aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles, civiles et militaires ainsi qu'aux particuliers. Tout acte
déclaré non conforme à la Constitution est nul de plein droit.
[7] Sur la notion de règle de droit
et son contenu, voir Y.LE ROY / M.-B. SCHOENENBERGER, Introduction générale au droit suisse, 2ème édition,
Bruylant / L.G.D.J./ Schulthess, Bruxelles / Paris / Genève-Zurich-Bâle 2008,
p. 5ss.
[8] Voir G.CORNU, Vocabulaire juridique, 4e
éd., Quadrige, Paris 2003, verbo
« Effectivité ».
[9]
G.CORNU, verbo
« Jugement ».
[10]
Y.LE ROY / M.-B. SCHOENENBERGER, p. 319.
[11] Félix Vundwawe définit la
révision comme « une procédure particulière permettant de passer outre au
caractère définitif d’une décision de condamnation afin de faire rejuger
l’affaire » (F. VUNDWAWE te PEMAKO, Traité
de droit administratif, Larcier, Bruxelles 2007, p. 899). Actuellement, la
procédure de révision n’est prévue devant la Cour suprême de justice que pour
des décisions pénales. Elle est réglée à la Section 4 de l’Ordonnance-Loi
n°82-017 du 31 mars 1982 relative à la procédure devant la Cour suprême de
justice, in J.O. n°7 du 1er avril 1982, p. 11. Est également prévu le
recours en révision devant la Cour des Comptes contre un arrêt définitif (voir
art. 22-24, proc. Cour des Comptes et F. VUNDWAWE te PEMAKO, ibidem). Nous espérons que les nouvelles
lois de procédure prévoiront la révision contre tout jugement ayant acquis la
force de chose jugée et devant l’autorité qui l’a rendu.
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